Audition du Ministre sur la politique étrangère française

Politique étrangère - Afghanistan - États-Unis d’Amérique - Lutte contre le terrorisme - Sahel - Mali - Tchad - Burkina Faso - Guinée - Tunisie - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale (extraits)

(Paris, 14 septembre 2021)

(…)

Ce recentrage des États-Unis sur une définition plus étroite de leurs intérêts fondamentaux emportera des conséquences stratégiques et opérationnelles concrètes pour l’Europe. Ces conséquences, nous devrons les tirer en Européens, en nous demandant où sont, dans le monde actuel, nos intérêts propres, pour renforcer notre capacité à agir ensemble, en assumant pleinement nos responsabilités et en nous engageant davantage dans des zones où ces intérêts sont en jeu : l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, une partie de l’Asie. Cette évolution sur la durée, qui s’est récemment accélérée, doit nous conduire à réapprendre la géographie, parce qu’elle est têtue et s’impose à nous. De là découlent nos efforts pour construire une relation transatlantique rééquilibrée avec des Européens plus capables et actifs. Nous aurons d’ailleurs l’occasion, prochainement si ce n’est aujourd’hui, d’évoquer avec vous la « boussole stratégique », sorte de Livre blanc de la défense et de la sécurité en E urope initié sous présidence allemande et qui devrait s’achever sous la présidence française, en février ou mars 2022.

Enfin, ni cette évolution stratégique de notre partenaire ni la crise afghane ne sonnent la fin de la relation transatlantique. La garantie fondamentale de sécurité qu’apportent les États Unis à l’Europe, restée intacte, a été réaffirmée par le président Biden lors du dernier sommet de l’OTAN à Bruxelles. La relation transatlantique conserve tout son sens dans la lutte contre le terrorisme - d’où l’appui des États-Unis à la France et aux Européens au Sahel. Elle reste enfin un élément de la gestion de la compétition stratégique avec la Chine et la Russie. Ces sujets restent d’actualité et font l’objet de discussions dans le cadre de la préparation du nouveau concept stratégique de l’OTAN en vue du sommet de 2022, à Madrid. Le momentum est majeur et votre commission sera amenée à y réfléchir au cours des prochaines semaines.

Ces questions seront au coeur de la présidence française du Conseil de l’Union européenne et il conviendra d’affirmer en actes la souveraineté européenne, particulièrement dans le cadre de l’exercice de la boussole stratégique.

Revenons à l’Afghanistan. (…)

Concernant les mouvements de population que cette crise pourrait entraîner, je souhaite que l’Europe puisse faire face à la situation en renforçant la solidarité entre les États membres et en harmonisant leurs règles d’accueil afin que nous puissions accorder l’asile aux Afghanes et aux Afghans en péril qui demandent notre protection. Nous avons également rappelé la responsabilité de la communauté internationale à l’égard des mouvements de population qui se produiront, pour l’essentiel vers les pays voisins. Une conférence internationale s’est tenue hier, à Genève, autour du secrétaire général des Nations unies, pour mobiliser la communauté internationale autour d’une aide humanitaire à hauteur de la crise. Il faudra mobiliser les agences et les programmes des Nations unies, en particulier le Haut-Commissariat pour les réfugiés et le Programme alimentaire mondial. La France a annoncé qu’elle consentirait un effort de 100 millions d’euros pour faire face à l’urgence. Ces ac tions seront menées directement par les agences des Nations unies en Afghanistan ou dans les pays de la région qui seraient amenés à accueillir ces populations. Pour le moment, de tels mouvements ne sont pas constatés mais il n’est pas encore possible de circuler librement. (…)

La comparaison que certains commentateurs ont pu établir entre la situation de l’Afghanistan et celle du Sahel me paraît hors de propos. D’abord, le Sahel est notre frontière sud, alors que l’Afghanistan ne représente pas une frontière pour les États-Unis ; c’est donc aussi notre propre sécurité qui y est en jeu. Ensuite, les groupes terroristes actifs y restent une menace, pour la région comme pour nous. Ils se réclament maintenant de franchises internationales : Al Qaïda pour le JNIM, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, qui opère notamment, mais pas uniquement, au nord du Mali ; Daech pour l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), notamment actif dans la zone des trois frontières - sachant que les deux filières se combattent par moments. Ces groupes terroristes n’ont jamais été au pouvoir dans le cadre d’un projet national, à la différence des talibans en Afghanistan.

De plus, la présence européenne et internationale au Sahel est marquée ; nous restons au Sahel même si nous engageons une transformation profonde de notre dispositif militaire pour plus de sahélisation, d’européanisation et de contre-terrorisme. Nos armées luttent au Sahel contre le terrorisme, elles forment et soutiennent des armées sahéliennes pour les aider à le combattre, mais elles ne sont pas engagées dans une mission de contre-insurrection comme les forces de l’OTAN ont pu l’être en Afghanistan. Par ailleurs, nous sommes au Sahel à l’invitation et à la demande de cinq États indépendants, autonomes et constitués, les membres du G5 Sahel, et les Nations unies y sont physiquement très présentes dans le cadre de la MINUSMA (mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). Forte de 12.000 hommes, celle-ci est chargée de la stabilisation du territoire à la demande unanime des membres des Nations unies. Enfin, nous sommes tout à fait s oucieux que notre présence au Sahel permette l’émergence de forces armées réellement autonomes, vouées à assurer la sécurité de leur propre territoire. (…)

Au Mali, la situation politique amène à suivre les événements avec une grande vigilance. Un grave recul s’est opéré lors du second coup d’État du 24 mai dernier. Des engagements ont été pris : le nouveau plan d’action du gouvernement adopté le 2 août sur proposition du président intérimaire, M. le colonel Goïta, reprend l’échéance du 27 février 2022 pour l’organisation de l’élection présidentielle afin de conclure la transition dans les dix-huit mois impartis, comme les autorités de transition s’y étaient engagées devant le peuple malien, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine (UA) et l’ensemble des partenaires du pays. La France, et pas uniquement elle, considère que ces engagements doivent et vont être tenus ; mieux vaut le rappeler régulièrement.

La situation politique et sécuritaire reste tendue. Nous avons relevé la libération de l’ancien président N’Daw et de l’ancien Premier ministre Moctar Ouane, en fonctions depuis le premier coup d’État, mais nous constatons par ailleurs des signes de durcissement du régime. Nous soutenons la mise en oeuvre du processus électoral, pleinement en phase avec l’UA et la CEDEAO, laquelle a réaffirmé sa position lors de son sommet du 8 septembre et délégué une mission pour s’assurer de la concrétisation du dispositif. Nous avons des interrogations sur l’application effective d’un calendrier précis de mesures à prendre pour préparer la séquence électorale dans les délais prévus. Nous, y compris la communauté internationale et les Nations unies, avons la même volonté que ce calendrier soit respecté afin d’entrer ensuite dans la période post-coup d’État. (…)

Au Tchad, la situation est plus positive, alors même que nous pouvions craindre de grandes difficultés après la mort du président Déby. J’ai rencontré le président intérimaire, qui est l’un de ses fils - le général Déby - hier soir à Doha. Je ne peux que constater que la feuille de route de transition adoptée le 29 juillet dernier s’applique comme prévu, ce dont nous pouvons nous réjouir. Le calendrier politique va jusqu’à la tenue des élections législatives et présidentielle en septembre 2022 ; elles feront suite à un dialogue national inclusif qui s’apprête à commencer, dans lequel la place réservée aux membres de l’opposition, M. Kebzabo et M. Ahmat Alhabo, est un nouveau signe d’ouverture, et auquel participent aussi certains cadres politico-militaires de l’opposition de longue date, rentrés au Tchad. Au cours des prochaines semaines sera réuni le Conseil national de transition, une sorte d’Assemblée nationale provisoire dont l’organisation et le nombre de membres ont déjà été fixés ; c’est une étape importante. L’évolution est donc plutôt positive et conforme aux demandes de l’Union africaine. La menace terroriste reste par ailleurs présente : Boko Haram poursuit ses opérations autour du lac Tchad - en août, vingt-six soldats tchadiens y ont été tués dans une attaque.

En ce qui concerne le Burkina Faso, le président Kaboré a été réélu à l’automne dernier dans un climat apaisé ; son principal opposant a rejoint le gouvernement pour exercer des fonctions visant à la réconciliation nationale. Le président réorganise son appareil de sécurité et de défense au profit des forces de sécurité, un gros point faible du pays. Les conditions semblent donc réunies pour que les choses s’améliorent. La volonté se manifeste de donner au pays toute sa place au sein de la force conjointe du G5 Sahel et de soutenir les zones reconquises sur les territoires antérieurement occupés par des groupes terroristes. Nos relations avec le président Kaboré sont bonnes. Je n’ai donc guère d’interrogations à ce sujet.

S’agissant de la Guinée, nous avons condamné le coup d’État survenu le 5 septembre. La prise de pouvoir par la force est inacceptable. La CEDEAO, le président ghanéen Akufo-Addo actuellement à sa tête et l’Union africaine ont la même position, comme le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Nous voulons le retour à l’ordre constitutionnel et la libération immédiate du président Alpha Condé. Cela étant, nous n’avions pas caché nos réserves quant au processus électoral qui s’était tenu l’an dernier ; j’en avais parlé dans cette enceinte, et j’en avais fait part au président Alpha Condé lui-même. Mais rien n’excuse un coup de force et celui-là ne répond en rien aux aspirations du peuple guinéen ni à ses difficultés, qu’il ne fait qu’aggraver. Nous souhaitons donc que le processus constitutionnel reprenne à l’initiative du nouveau président intérimaire.

En Tunisie, nous suivons la situation avec beaucoup d’attention, mais dans le respect de la souveraineté du pays. Le 25 juillet dernier, le président Saïed a invoqué l’article 80 de la Constitution lui confiant des pouvoirs exceptionnels et annoncé la suspension de l’Assemblée nationale et le départ du chef du gouvernement, M. Mechichi. Il est clair que la Tunisie doit relever d’importants défis qui demandent des réponses rapides de la part des autorités. Les réformes sont urgentes, attendues par le peuple. La situation sanitaire s’est heureusement améliorée grâce à l’accélération de la vaccination - nous nous sommes beaucoup mobilisés pour soutenir la Tunisie dans ce domaine pendant l’été. Afin de relever l’ensemble de ces défis, il nous semble que la nomination rapide d’un chef de gouvernement et des précisions sur les modalités de la transition sont souhaitables. Nous espérons le retour sans tarder à un cadre constitutionnel clair dans lequel un Parlement élu joue plein ement son rôle. Nous sommes en contact régulier avec les autorités tunisiennes : le Président de la République s’est entretenu avec son homologue et moi, à plusieurs reprises durant l’été, avec le mien, resté à son poste ; la coordination est tout aussi étroite avec l’Union africaine et le G7. Nous pensons important que nos partenaires tunisiens puissent retrouver l’esprit de dialogue qui les anime depuis dix ans afin de relever les grands défis auxquels ils sont confrontés. (…)

publié le 22/09/2021

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