Sahel : "il faut lever les malentendus et se remobiliser" - Ministre

Sahel - Au Sahel, « il faut lever les malentendus et se remobiliser » - Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avec le quotidien « Le Monde »

(Paris, 11 décembre 2019)

Q - Emmanuel Macron a invité les chefs d’État du Sahel à Pau. Quel est son objectif ?

R - Il n’est pas illégitime qu’après des événements dramatiques, comme la mort de nos treize soldats, il y ait un besoin d’échanger et de clarifier avec les parties concernées, alors que la force « Barkhane » est engagée de manière forte contre les groupes radicaux dans la région. Nous avions d’ailleurs sondé, auparavant, nos interlocuteurs sur leurs disponibilités à venir. Il faut lever les malentendus et se remobiliser ensemble dans trois directions.

La première est politique. Sommes-nous bien d’accord pour poursuivre ensemble ce combat contre les djihadistes ? Il faut se le redire et que les autorités concernées le redisent à leur opinion. Ensuite, il est important que soient mis en avant les engagements que chacun compte prendre. Par exemple, pour le Mali, dans la mise en oeuvre des accords d’Alger [signés en 2015 et qui prévoient une intégration d’ex-rebelles dans les forces de défense et une plus grande autonomie des régions]. Leurs objectifs doivent être réaffirmés et l’agenda, clarifié.

Enfin, il y a la remobilisation militaire. Quel point faisons-nous de l’action de la force conjointe [du G5 Sahel] ? Comment envisager une meilleure coordination des différents acteurs ? Nous devons mettre tout cela sur la table et sortir de cette rencontre avec des pistes d’actions clarifiées. Cela concerne aussi l’Union européenne qui sur ces trois points-là doit renforcer son action.

Q - Un retrait à court terme est-il envisageable ?

R - Le président a dit qu’il en tirera les conséquences si ces trois conditions ne sont pas remplies. Je souhaite que toutes les conditions de la remobilisation soient réunies. Sinon, nous serions amenés à revoir nos postures, tout en gardant à l’esprit que cela concerne notre sécurité…

Q - La menace s’étend, l’action des forces françaises est contestée, aucune action terroriste visant l’Europe n’a été lancée depuis le Sahel…

R - On ne peut pas dire non plus que cela ne marche pas. Il faut rappeler que depuis début 2013 il y a eu une mutation de la situation politico-militaire dans la zone. Au départ, il y a eu une opération conjointe de trois groupes djihadistes qui voulaient faire du Mali un sanctuaire. Elle a échoué en raison de l’intervention de la France. Depuis, on a assisté à des mutations significatives. L’État islamique au grand Sahara [EIGS] et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans [GSIM] sont engagés dans un combat terroriste de déstabilisation, et non plus de contrôle territorial. C’est un dispositif avec des aspects quasi insurrectionnels, avec un élargissement de l’espace d’action.

Ces groupes attisent la haine ethnique, en particulier en instrumentalisant des conflits entre groupes comme avec les Peuls. Cette nouvelle donne nécessite une mobilisation complète. L’objectif de la présence de « Barkhane » et de ses partenaires est d’éliminer les terroristes les plus violents et de faire en sorte que les pays du Sahel soient à même d’assurer leur propre sécurité. Il faut pour cela une unité de conception de l’action commune.

La force « Barkhane » a remporté beaucoup de succès mais ce combat sera très long. L’enjeu est considérable. Il s’agit de notre sécurité. Notre frontière commune, à nous Français et Européens, est le Sahel. Les leaders des groupements terroristes ne sont pour la plupart ni des Maliens ni des Burkinabés. Ce sont des Algériens ou des Marocains qui prennent leurs ordres ailleurs, notamment auprès de la direction d’Al-Qaida.

Q - Comment briser la dynamique d’insurrection ?

R - Il faut pour cela que les États se donnent les moyens de restaurer leur présence partout. En particulier au nord et à l’est du Burkina et dans toute une partie du Mali. Le fait que la force conjointe se mette en place, ce n’est pas rien. Il s’agit de six bataillons, avec un commandement unifié, qui doivent permettre aux autorités d’exercer une force commune dans un espace aussi grand. C’est considérable et sans précédent.

Q - Mais quelles sont les racines du sentiment antifrançais ?

R - Je le constate avec tristesse et un peu de révolte, quand on sait la force de notre engagement, nos 41 morts, et que cela a été fait à la demande des autorités politiques du Sahel. Je ne veux pas non plus surestimer ce sentiment. Il est fortement relayé sur les réseaux sociaux, au travers de fausses nouvelles qu’il faut combattre, mais, dans une situation de crise et d’insécurité, on cherche un bouc émissaire.

Une partie du ressentiment antifrançais est liée au fait que les populations ne se sentent pas suffisamment protégées. Il faut donc que les choses soient très claires concernant notre présence. Nous n’avons aucun intérêt dans cette région, sauf la défense du droit et de notre propre sécurité. Si ça ne passe pas par des accords et une clarification des engagements, il faudra se poser des questions et repenser notre positionnement militaire.

Q - Les États déclarent régulièrement que les promesses de financement de la force du G5 Sahel ne sont pas tenues…

R - Je m’inscris en faux. La France et l’Union européenne sont au rendez-vous. On est à 75 % de mobilisation sur nos engagements financiers.

Q - L’opération « Barkhane » n’est-elle pas sous-dimensionnée et qu’en est-il de la mobilisation européenne ?

R - Par rapport à sa mission, non. Elle le sera d’autant moins lorsque la force « Takuba » [qui doit regrouper des forces spéciales européennes] va se mettre en place pour intervenir sur le terrain et soutenir les unités du G5 Sahel… L’Europe agit déjà, même si elle devra en faire davantage. Dans la Mission de formation de l’UE au Mali [EUTM], tout le monde est là. C’est un outil important, que j’avais mis sur la table avant même l’opération « Serval ».

Elle a formé 10 000 soldats maliens. Il y a en son sein près de 700 personnels européens, dont 12 Français. Dans la Mission de l’ONU pour la stabilisation du Mali (Minusma), les Allemands sont présents significativement. Les Néerlandais l’ont été. Pour « Barkhane », il y a les Britanniques, les Estoniens, les Danois avec nous dans la force de combat. Le concept de « Takuba » semble rallier tout le monde et je pense que l’on sera à même de développer cette force assez rapidement. Les Tchèques me l’ont, par exemple, confirmé vendredi. Cela étant dit, il faudra faire plus au niveau européen./.

publié le 08/10/2021

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